Genèse d'ECLER

L’idée a jailli, je me souviens, en 1987-88 lors de l’élaboration du projet d’un nouveau stage que le Directeur de MPS/Formation me demandait de mettre en place.

J’avais reçu une trentaine de personnes pour constituer un groupe de quinze et toute la palette d’un public que je connaissais bien s’étalait sur mes listes avec sa diversité, son hétérogénéité, la singularité de ses histoires individuelles, de ses attentes, de ses besoins.

Le dénominateur commun, le leitmotiv trente fois exprimé était : « J’ai besoin d’apprendre à écrire le français pour mieux me débrouiller dans la vie ! »

Ceux qui l’énonçaient n’avaient parfois jamais été scolarisés ni en France ni dans un autre pays et ne savaient lire ni écrire aucune langue.

D’autres avaient fréquenté l’école dans un pays d’origine et maîtrisaient peu ou bien, les codes écrits de leur langue maternelle : en français par contre, des difficultés subsistaient à l’oral, le vocabulaire était limité et ils n’avaient jamais appris à écrire notre langue qu’ils parlaient parfois approximativement.

Enfin il y avait ceux qui avaient fréquenté l’école en France et qui, soit parce que c’était très loin, oublié, soit parce qu’ils n’avaient jamais réussi à intégrer suffisamment les normes de la grammaire et de l’orthographe, se déclaraient démunis face à l’écrit.

Tous étaient des adultes, des hommes et des femmes de vingt à quarante cinq ans, beaucoup d’origines étrangères, quelques-uns français de souche. Pour tous le stage devait être une étape vers l’emploi.

Comment répondre à une demande aussi unanime et prendre en compte une telle diversité ?

Constituer des groupes de niveaux ?

C’était impossible et je ne le voulais pas !

Depuis longtemps comme formateur j’en avais pris mon parti. Puisque l’hétérogénéité était une donnée incontournable, il fallait non seulement « faire avec », mais plutôt que de la subir, la valoriser comme un facteur favorable pour une pédagogie différenciée. J’avais déjà beaucoup travaillé dans ce sens depuis plusieurs années dans le domaine « logico-mathématique » où je m’étais investi auparavant.

Revenant à mes premières amours, la langue et ses codes, la communication, j’étais au pied du mur : comment prendre en compte la diversité et offrir à chacun un chemin balisé, repéré, où il pourrait avancer à son rythme en s’appuyant sur la dynamique d’un groupe, avec les conseils d’un formateur ?

Et l’évidence a surgi, en latin, du fond de ma mémoire et de mes « humanités » gréco-latines. Quel maître avait semé la graine ? De qui était la citation ? Je n’en ai plus aucun souvenir !
Mais elle était bien là, refaisait opportunément surface au moment où je ne l’attendais pas :
Nulla die sine linea,   Pas un seul jour sans une ligne, formule lapidaire qui me montrait l’itinéraire…

Elle faisait écho dans l’air du temps avec une autre expression qui me plaisait beaucoup et que je laissais chanter dans mon esprit : « Atelier d’écriture ». Je ne connaissais rien de ces groupes réunis par le désir (plaisir !) d’écrire, sinon qu’ils existaient. Mais ce que j’aimais c’était l’alliance de ces deux termes et les résonnances qu’il avait dans mon imaginaire. D’un côté ATELIER : la fabrication, le façonnage, la transformation de la matière soumise aux lois de l’esprit, de la technique pour devenir objet par le travail de l’homme. Et de l’autre, quand la matière c’est l’esprit lui-même qui se plie dans la configuration des mots pour devenir communicable, la trace fabriquée, déroulée devient un texte sur la page blanche : ECRITURE… !

La voie était là, ouverte, évidente : ce qui permettrait l’individualisation des apprentissages, le respect des rythmes, ce serait la production des textes, chacun à son niveau, chacun selon ses possibilités.

« Pas un jour sans une ligne » : ce fut réellement la consigne de ces premiers stages où la démarche qui s’est ensuite inscrite dans l’Atelier ECLER s’est élaborée et structurée.
Les outils de base étaient là : le cahier réservé à l’écriture des textes ;  le répertoire alphabétique pour y remettre les mots mal orthographiés dans la production initiale et permettant de se familiariser avec l’ordre alphabétique, préparation à l’utilisation du dictionnaire ; le cahier d’exercices où chacun peut s’entraîner, retravailler à partir de ses difficultés et erreurs repérées.
La consigne d’écriture n’a plus varié depuis :
«  J’écris les mots comme je les vois dans ma tête, comme je les imagine, sans craindre de me tromper, sans chercher dans le dictionnaire pour ne pas interrompre le fil de ma pensée.
J’écris ce que je veux en sachant que mon texte sera lu par le formateur et par les autres : mon écrit est public, j’en prends la responsabilité en le signant.
Je n’écris donc que ce que j’accepte de communiquer aux autres.
Ce que je dis à quelqu’un quand je parle, c’est du français si je m’exprime dans cette langue, je peux partir d’une situation de communication quotidienne pour écrire.»

Et ça a marché tout de suite avec une application, un émerveillement devant les productions : les vingt heures de travail qui nous réunissaient chaque semaine devenaient légères ; au sérieux de l’apprentissage s’ajoutait le plaisir  de la découverte et du partage.

L’informatique alors n’était pas intégrée comme elle l’a été par la suite. Chacun passait son temps à écrire : pas un jour sans une ligne ! La date faisait foi. On écrit sur la page de gauche du cahier, celle de droite, reste blanche pour le formateur. Pendant la semaine le formateur passait  environ une heure avec chacun pour lire sous son contrôle ses productions écrites, les réécrire si nécessaire, travailler, négocier avec l’auteur la formulation, le style et élaborer avec lui un programme individualisé d’exercices, articulé avec ses erreurs et ses difficultés identifiées : grammaire, orthographe, conjugaison….

Pas de progression préexistante, mais un ajustement aux besoins et aux demandes de chacun pour lui permettre de comprendre les règles, de les intégrer et de progresser ainsi dans la maîtrise de la langue à partir de l’écrit.